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journal du Barreau de Marseille

numéro 2 - 2015

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j’ai décidéde laisser parlerma robe,

elle s’exprimerabienmieuxquemoi.

J

e n’étais encore

qu’un petit bout de

tissu noir tranquille-

ment installé chez un

costumier de renom et

j’entendais les bavar-

dages de certaines

robes déjà confection-

nées. Certaines, jeunes

et excitées, voulaient

entrer dans l’arène,

combattre le mal et tel

le justicier, être le cos-

tume le plus regardé, le

plus adulé ! D’autres,

fatiguées et lasses, se

plaignaient d’une vie

de labeur rythmée par

une certaine monotonie

et d’autres encore qui n’étaient pas de ma couleur, mais arboraient

un rouge peu éclatant, je dois le dire, ressemblant davantage à une

vieille cerise confite dans de l’eau de vie, se vantaient de leur gloire

passée et d’être parvenues aux plus hautes marches du Palais.

Celles-ci nous disaient, à nous les“petites noires”, que nous n’aurions

jamais un avenir brillant et que si par malheur ou par chance nous

étions portées par des femmes nous finirions notre vie avec elles,

car les femmes étaient, selon une conception masculine des années

50, inaptes à exercer de telles fonctions ; “...Qu’elles nuisaient même

au prestige du corps judiciaire; Qu’elles avaient une conception ins-

trumentale du métier et que cela était en totale contradiction avec

l’aspect sacerdotal de la profession de magistrat, avec le dévouement

et l’investissement qu’il requérait ! Bref, la femme ne devrait pas

sortir de son rôle de mère de famille pour entrer dans un prétoire

et mettre en danger toute l’institution...” J’essayais de me rassurer

face à de tels propos en me disant que ce n’était que jalousie, mais

au fond de moi j’avais peur : A qui allais-je être donnée ? Qui me

porterait ? Serai-je le costume de toutes les railleries ?

Un jour, je fus découpée, les mensurations me paraissaient

correctes et j’entendais que je serais portée par une fem-

me. Première bonne nouvelle ! Comme elle n’avait aucu-

ne chance d’avancer en grade, je ferai ma vie avec elle,

je la dorloterai et elle s’occuperait de moi, car jamais

elle ne porterait du rouge et si par hasard cela arrivait,

ce rouge n’aurait même pas le temps de passer. Arrivée

chez elle : Essayage, grand moment ! Ses parents

n’avaient d’yeux que pour moi, leur fille disparaissait dans cette robe

monacale, austère et si sombre. Cette enfant devenait un juge par le

simple fait de me porter ! Elle n’avait que 22 ans et me regardait

comme si elle rentrait dans les ordres ; elle n’avait pas complètement

tort : Vœux de solitude et de pauvreté, elle en serait assurée !!!

Nous voilà donc parties pour notre première mission. Enfermée dans

son cartable, traversant une petite ville de province, je rentrais dans

ce lieu merveilleux que m’avaient conté mes amies chez le costumier,

on me parlait alors de Cour et de Palais... Je m’attendais à un château,

à des princes et à des contes merveilleux... Première déception, j’y

découvrais des manants, la Cour des Miracles et des histoires plus

sordides les unes que les autres. Un individu osa même dire à ma

maîtresse que l’entrée de l’école maternelle était un peu plus loin,

mais quand nous retrouvâmes le même homme en salle d’audience,

moi sur elle cachant sa jeunesse, sa blondeur et son immaturité, le

regard de ce sire avait baissé.

Voilà, j’avais compris à quoi je servais, la fameuse autorité dont m’avait

parlé la vieille robe rouge que n’auront jamais les femmes. Je l’aidais

donc à remplir sa mission, je la rendais plus masculine, plus forte, et

un instant je me sentais invincible. J’avais espéré si longtemps qu’elle

choisisse le parquet et non le siège, toutes les autres robes qui finissaient

leurs vies chez le costumier et qui avaient été au siège s’étaient

plaintes de cette vie de placard, sorties de temps en temps, mais rare-

ment appréciées, toujours assises et froissées. Quant au parquet: Quel

panache ! Toujours debout, droite, fière et lustrée, mes manches

s’agitaient, je virevoltais, j’étais vivante et servais une vraie cause!

Il m’en a fallu de la patience pour vivre avec ma jeune maîtresse.

Intervention d’Anne Lezer

vice-Procureur près le Tribunal de Grande Instance

de Marseille

journéE dE LA FEMME

L’HABIT fAIT LA fEMME

vendredi 6 mars 2015

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