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17 | JDB MARSEILLE 3 / 2023 LA PAROLE AUX COMMISSIONS / COMMISSION PENALE Vous trouvez cette description un peu trop romanesque voire ubuesque ? C'est pourtant celle d'un cabinet d'avocat soucieux de faire respecter le principe de confidentialité en 2023. Une intrusion clé en main dans les échanges avocats-clients La nostalgie nous étreint quand on lit ce vieil et bel arrêt de la Cour de cassation qui obligeait les pouvoirs publics, au nom du principe de « libre défense », à « respecter les communications confidentielles des accusés avec les avocats qu’ils ont choisis ou qu’ils veulent choisir comme défenseurs »5. C'était deux ans avant que Félix Faure ne trépasse d'un excès de zèle sexuel dans son bureau de l'Elysée. Depuis, nos cabinets ne sont plus des sanctuaires. La Haute juridiction a autorisé les enquêteurs à retranscrire des propos échangés entre l'avocat et son client lorsque les propos tenus « révèlent des indices de sa participation à des faits susceptibles de qualification pénale » ou, pire, lorsque l'avocat « n'assure pas la défense de la personne placée sous surveillance, qui n'est ni mise en examen ou témoin assisté ni même n'a été placée en garde à vue dans la procédure en cause ». Si la loi du 22 décembre 2021 a consacré le « secret professionnel de la défense et du conseil », force est de constater que ce principe n'est pas appliqué par la jurisprudence6. Cette crispation du secret professionnel est d'autant plus problématique que, depuis une dizaine d'années, en raison notamment de la nécessité affichée de lutter contre le terrorisme, le marché de l' « intrusion clé en main » et de la cybersurveillance est en pleine expansion7. On assiste à une tendance de plus en plus forte des États à démanteler les protections de la vie privée, des domiciles, de l’intimité et à la multiplication des dispositifs de surveillance de masse et d’intrusion. L’État étend aujourd’hui sa sphère d’intervention et assimile le droit au secret au droit à l'impunité. L'affaire Pegasus nous en a donné confirmation. Les services de renseignement ont déjà les moyens d'exfiltrer les e-mails, les textos, les données, les photos et les vidéos, de contrôler les micros et les appareils photo de l'appareil en les activant à distance, et ce, quand ils le désirent. Ces moyens sont utilisés pour traquer les trafiquants de drogue et les terroristes mais également les avocats et d'autres membres de la société civile8. Face à l'émergence de ces « maieutech », c'est-à-dire de technologies capables de révéler nos secrets les plus intimes, et de la volonté des États de s'en servir à l'encontre de nos clients, il ne fait aucun doute que la confidentialité des échanges avocats-clients est menacée. L'avocat comme double de soi-même Ces nombreuses attaques portées au secret professionnel et à la confidentialité nous invitent à une réflexion. Pourquoi existe-t-il un secret de la défense ? Comment justifier démocratiquement qu’une relation échappe au regard de la justice, de la police et de la loi, et qu’un secret soit opposable à l’autorité judiciaire ? Comment justifier des traitements inégaux en démocratie ? La plus poétique justification de ce secret nous est donnée par le philosophe Geoffroy de Lagasnerie. Il nous explique que le client a besoin de son avocat parce qu'il est pris dans un État de droit, c’est-à-dire qu'il se trouve embarqué dans une situation dans laquelle l’État nous impose un ordre juridique, des procédures, un vocabulaire, des techniques dont le client est dépossédé. En d’autres termes, se retrouver dans une procédure pénale c’est se retrouver dans une situation paradoxale et impossible, où les individus sont obligés, pour se défendre, d’utiliser des instruments spécifiques sans disposer des compétences pour s’en servir. Dès lors, nous dit-il, on pourrait considérer qu’engager un avocat c’est en quelque sorte engager un double de soi-même, un soi-même doté de compétences nécessaires pour se défendre. Et de ce point de vue, on pourrait avancer que lorsque je parle à un avocat, au fond, je ne parle pas à quelqu’un d’autre, et que ce n’est pas une communication. Je me parle à moi-même. Je parle à mon double juridique, à mon moi si j’étais compétent juridiquement. Le caractère secret de cette conversation serait donc seulement une conséquence du fait que ce n’est pas une conversation, une communication, c’est un monologue intérieur, un dialogue que je me fais à moimême, entre mon moi empirique et mon moi juridique. S'opposer aux intrusions de l'État et de ses services dans nos cabinets, c'est tout simplement faire respecter le droit de ne pas s'auto-incriminer. Alors, avant que nos rendez-vous ne se tiennent eux-mêmes dans des cages protégées des ondes extérieures, il est urgent que notre profession pèse sur le débat législatif. 1« Nul part où se cacher » ; Emprunt à l'avocat et journaliste américain Glenn Greenwald, connu pour sa couverture de l'affaire Snowden. 2 Phénomène Barbie oblige. 3 Dans la sacro-sainte limite des 1.000 euros bien évidemment. 4 Une cage de Faraday est une structure métallique étanche aux champs électriques ou électromagnétiques. Elle empêche ces derniers de sortir comme de rentrer, protégeant ainsi ce qui se trouve à l’intérieur ou à l’extérieur de la cage : cf. https://www.geo.fr/environnement/quest-ce-quune-cage-de-faraday-193636 5 Arrêt du 9 septembre 1897. 6 Crim. 13 septembre 2022, n°21-87.452. 7 M.O. Boisset et J. Langlois-Berthelot, « Une analyse de l'Affaire Pegasus », CRSI, novembre 2021. 8 Laurent Richard et Sandrine Rigaud, « Pegasus est l'arme de cybersurveillance la plus puissante du marché : les extraits du livre-enquête sur le logiciel espion », Le Monde, 13 septembre 2023.

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