JDB_N4_2022_WEB

33 | JDB MARSEILLE 4 / 2022 RÉFORMES ordres juridictionnels sur cette question du point de départ. II. Hésitations contemporaines et besoin d’unification Les inconvénients pratiques de l’option retenue par les juridictions de l’ordre judiciaire (assignation en référé comme point de départ) apparaissent néanmoins évidents dès lors que justement, en matière de construction, il n’est pas rare que les opérations d’expertise judiciaire s’étendent au-delà de cinq années. En pareille situation, et alors que dans la majorité des cas, l’action en paiement du maître d’ouvrage n’est introduite qu’à l’issue des opérations d’expertise, les constructeurs seraient, de fait, privés de recours et de leurs appels en garantie respectifs dans le cadre de cette instance, s’ils n’ont pas intenté un recours conservatoire par ailleurs. Ainsi, si le choix de retenir la date de l’assignation en référé (donc très en amont) comme point de départ apparaissait théoriquement comme susceptible de limiter dans le temps les contentieux et de tempérer ainsi l’engorgement des juridictions ou chambres spécialisées d’ores et déjà saturées, ce choix s’est avéré en pratique contre-productif. Et pour cause : cette situation oblige désormais les constructeurs à régulariser leurs appels en garantiemutuels par anticipation afin de préserver leurs recours (conséquence également de l’absence d’effet erga omnes de l’assignation en référé expertise initiale). Les juridictions de première instance se voient donc saisies de litiges portant sur des appels en garantie purement théoriques (les causes et origines des dommages n’étant pas encore connues et à fortiori les imputabilités non déterminées), avec demande de sursis à statuer dans l’attente des opérations d’expertise. Conséquence de cette situation : la naissance d’une « bulle contentieuse conservatoire » alourdissant une nouvelle fois les rôles des tribunaux. Étant par ailleurs entendu que se pose également la question de l’intérêt à agir du constructeur dans ce type d’action conservatoire, car initiée antérieurement à l’action principale dumaitre d’ouvrage. En réaction, certains juges du fond, manifestement en désaccord avec ce principe, où n’entendant peut-être pas se laisser submerger par de tels recours conservatoires (dont les conséquences pratiques leurs sont directement préjudiciables) semblent avoir initié unmouvement contraire. C’est ainsi que la Cour d'appel de Rennes a clairement décidé, aux termes de son arrêt du 15 janvier 2021, de retenir comme point de départ du délai d’action l’assignation en paiement, en affirmant de manière claire et non équivoque, en conclusions d’une solide motivation qu' « une partie n'a connaissance de ce que sa responsabilité est mise en cause dans le cadre d'un recours entre constructeurs et sous-traitants qu'à la date à laquelle elle est assignée en paiement ou en exécution forcée, que ce soit au fond ou à titre provisionnel. » (CARennes, 4eme chambre, 15 janvier 2021, n° 20-05170). Décidément, la question du point de départ du délai de recours entre constructeurs fait donc toujours l’objet d’un vif débat devant les juridictions du fond. A tel point que la même Cour d’appel de Rennes a récemment retenu l’assignation en référé comme point de départ (CA Rennes, 14 avril 2022, n° 20-02438), ou plus exactement « la date de la décision ordonnant l'expertise », car la date de la requête n’était pas connue au cas d’espèce. Cette dernière position est également celle qui semble être partagée par d’autres Cours d’appel, de manière sous-entendue (CA Versailles, 27 juin 2022, n° 21-02912) ou plus explicite (CAMetz, 12 juill. 2022, n° 2000709). La Cour d’appel d’Agen avait quant à elle explicitement retenu l’assignation au fond comme point de départ du délai (CAAgen, 22 septembre 2021, n° 20-00381). Certaines juridictions, enfin, retiennent la date du dépôt du rapport d’expertise (cf. notamment CA Poitiers, 16 nov. 2021, n° 19/03932). C’est d’ailleurs cette date de rapport d’expertise qui a été récemment privilégiée par la chambre commerciale de la Cour de cassation aux termes d’un arrêt rendu en date du 6 juillet 2022 à l’occasion d’un recours exercé certes dans un autre domaine que celui de la construction mais néanmoins fondé sur l’article 2224 du code civil (Cass. Com., 6 juillet 2022, n° 20-15.190). Le choix de cet événement que constitue le rapport d’expertise comme point de départ du délai apparaît d’un point de vue pratique comme constituant une alternative assez cohérente, dans la mesure où dans la plupart des cas l’action en paiement d’unmaître d’ouvrage à l’égard des constructeurs est engagée dans les cinq ans du dépôt du rapport (voir parfois avant le dépôt de celui-ci à titre conservatoire) laissant ainsi la possibilité aux constructeurs de formuler leurs appels en garantie réciproques et respectifs dans le délais requis. En tout état de cause, et de manière générale il apparaît souhaitable que soit opéré, s’agissant de cette question déterminante du point de départ du recours entre constructeur, une unification de la règle applicable, d’une part, entre les différentes chambres de la Cour de cassation et, d’autre part, entre les juridictions de l’ordre judiciaire et celles de l’ordre administratif. A ce propos, il se dit que sous le poids des contraintes pratiques rencontrées par les juridictions, des critiques de la doctrine et des doléances des praticiens, de tels rapprochements seraient déjà à l’œuvre. Il se dit même que d’ici la fin d’année 2022, ou le début d’année 2023, la Cour de cassation pourrait faire évoluer sa position (a priori vers la prise en compte de l’action en paiement comme point de départ du délai de recours entre constructeurs). A noter, d’un point de vue pratique pour le constructeur et/ou son assureur, qu’une telle évolution induira de fait - revers de la médaille - un temps d’exposition aux risques accru. Or, qui dit augmentation du risque, dit souvent augmentation des primes d’assurance. Paradoxalement ce seront donc les constructeurs eux-mêmes qui paieront finalement de leur poche la possibilité qui leur sera éventuellement offerte d’exercer leur recours et appels en garantie entre eux. En attendant les évolutions et nouveaux arrêts à intervenir dans cette épopée du recours entre constructeurs, la navigation se fait toujours « à vue » et la prudence nous contraint, à ce stade, de retenir l’assignation en référé expertise initiale comme point de départ du délai de recours entre constructeurs.

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