Journal du Barreau de Marseille
numéro 4 - 2016
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ment al dente. Gloire à
Hergé d’avoir au passage rendu
hommage à la juste cuisson des pâtes !
Le type détale penaud devant la diva.
Son tailleur rose et son chapeau impecca-
bles lors du procès laissent accroire que ses
tenues ont été repassées, on se doute que c’est
par Irma sa camériste, mais ce n’est pas certain, car à la fin de
l’aventure, retrouvant Irma, on comprend qu’elle ne l’a pas vue
depuis son arrestation. Qui a donc repassé les robes de Bianca
en prison ? Un mystère de plus que personne, non personne, à
ce jour n’a percé. Bianca aborde en tout cas l’audience avec un
mépris consommé pour ce qui s’y passe et pour tous ces mili-
taires moustachus. Elle se pomponne, n’écoute pas, en somme
elle s’en fout, mais alors totalement. Elle a tout compris, elle sait
que les jeux sont faits, alors pourquoi leur faire plaisir, leur don-
ner de l’importance, montrer qu’elle a peur. La Castafiore est su-
blime et triomphe quand, à la fin du réquisitoire imbécile elle
chante et rit de se « voir si belle en ce miroir ». Elle se moque pas
mal de la question du tribunal impartial ou autres considéra-
tions juridiques. Elle résume : tout cela est grotesque. La straté-
gie de défense de Bianca c’est l’absence de toute stratégie, c’est
rire, se moquer, chanter . Et puisque le tribunal est un théâtre,
alors elle joue à la diva et tient la scène. Ça marche. Le procu-
reur en avale sa moustache, la télé qui retransmet le procès
coupe les images et insère un interlude. La Castafiore a fait im-
ploser le procès. Et voilà pourquoi on n’a pas entendu les sen-
tences que l’on connaîtra seulement six pages plus loin
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au
détour d’une grande vignette de rue où sont affichés des pla-
cards annonçant la condamnation à mort des Dupondt.
La vraie raison du procès : la piste bordure
Le côté génial de l’album c’est de prendre immédiatement le
lecteur au dépourvu. Depuis le début, en 1929, Tintin c’est
l’homme qui court, l’homme pressé de Morand avant Morand.
Chaque occasion justifie qu’il parte pour une aventure. Là on est
décontenancé. Face à l’arrestation de la Castafiore, qui est
quand même une amie, Tintin refuse de se rendre au San Theo-
doros ce qui provoque sa dispute avec Haddock qui lui veut y
aller, il est vrai, non pour sauver la Castafiore, mais pour laver
leur honneur puisqu’ils ont été accusés par Tapioca de conspi-
rateurs et dans des termes injurieux, ce qui a mis le capitaine
dans tous ses états. Que se passe- t-il donc ? Tintin deviendrait-
il sédentaire ? Il sait pourtant (voir Tintin en Amérique) combien
il et dangereux de rester assis dans son fauteuil, on n’est pas à
l’abri d’une balle. Àmoins qu’il ne soit devenu lâche ? Ça alors,
on n’en revient pas, ce n’est pas possible. Hergé
nous fait languir pendant pas moins de dix pages,
ce qui est énorme, jusqu’à ce que Tintin réappa-
raisse au San Theodoros en page 21, car évidem-
ment il n’a pas pu ne rien faire pour sortir ses amis de
prison. En fait Tintin, qui n’a donc pas changé, a dès le début
tout compris et vu juste : l’arrestation de la Castafiore et des
Dupondt est un piège destiné à attirer nos amis dans les
griffes du Colonel Sponsz qui a tout organisé pour se ven-
ger d’eux ! C’est ainsi que l’on en vient à l’explication bor-
dure. C’était du temps de l’Affaire Tournesol. On est en
Bordurie, dictature bien connue, et Sponsz recruté par le géné-
ral Plekszy — Gladz est le chef de la police de Szôhôd. Dans cet
album il se fait ridiculiser par Tintin et ses amis à qui il n’a donc
rien pardonné. Tintin et les Picaros c’est l’histoire de cette ven-
geance « ce plat qui se mange froid ». Sponsz devenu le bras
droit de Tapioca n’a rien trouvé de mieux que d’impliquer Bianca
et les Dupondt dans une affaire d’État pour obliger Tintin et altri
à mettre les pieds au San Theodoros (le San Theodoros est l’allié
de la Bordurie) et leur faire leur fête.
Comment La Castafiore a-t-elle été libérée ?
Ce colonel Sponsz est un vrai couillon. Il a mélangé les affaires
d’État et une vengeance personnelle. Moralité : en se croyant
très fort, en cédant à ses sentiments, en ayant provoqué l’arrivée
de Tintin et Haddock sur un territoire ou jamais ni l’un ni l’autre
n’auraient imaginé un jour se rendre, il a créé toutes les condi-
tions pour que le général Alcazar et ses Picaros, réfugiés dans la
forêt, reprennent le pouvoir et renversent celui de Tapioca. Et lui
avec. Ce n’est pas pour autant que la Castafiore est sauvée. C’est
même pire pour les Dupondt. Je rappelle que la peine de mort
a été prononcée contre eux. Alors que Tapioca est destitué tout
le monde semble les avoir oubliés sauf …Tintin qui soudain
s’avise de leur sort. Il est temps, car il ne reste alors que vingt-
deux minutes avant qu’ils ne soient fusillés ! Les pages qui sui-
vent sont excellentes. Ils sont évidemment sauvés. La Castafiore,
qui crèche toujours en prison vient de renverser un nouveau plat
de pâtes sur la tête d’un geôlier, car la cuisson n’est toujours pas
al dente. Quels nuls ces San Théodoriens. Elle aussi est libérée.
Elle est si contente qu’elle veut chanter. Je n’ai jamais compris
pourquoi tout le monde lui dit non.
CHRISTIAN BAILLON PASSE
1. Il est riche de nouveautés (Tintin roule à moto, ne porte plus le pantalon de golf,
arbore un logo peace and love, Tintin en voie de boboisation ?) , de révélations
( on y apprend le prénom de Haddock et que Tournesol n’a pas sœur) , de rémi-
niscences et de citations ( on retrouve les personnages de l’Oreille cassée, de
l’Affaire Tournesol et de bien d’autres albums dont Séraphin Lampion).
2. À cet égard petite erreur d’Hergé ? Alors que Haddock et Tintin suivent le procès
à la télévision, Haddock est consterné par la nouvelle. Comme la télé a coupé
avant le délibéré et le prononcé de la condamnation par définition Haddock ne
peut avoir entendu qu’elle est condamnée. En fait Haddock qui n’est pas dupe,
pas plus qu’Hergé, a compris que le résultat sera de toute manière celui sera ré-
clamé par le procureur.
HISTOIRE