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Encore étudiante j’étais allée à la cour d’assises. Tu y plaidais pour le mage Kili Baram. Ta présence à l’audience, la qualité de ta plaidoirie m’ont, d’une part, donné envie de devenir avocate, et d’autre part, de te connaître. La vie m’a offert mieux puisque nous sommes amies depuis plus de quarante ans. Tu as prêté serment le 22 novembre 1976. Peux-tu évoquer pour nous tes premiers souvenirs professionnels ? Nicole Pollak : J’ai prêté serment le 22 novembre 1976 et j’ai eu l’immense joie de travailler aux côtés de mon père, Emile Pollak jusqu’à son décès, survenu en janvier 1978. Au décès de mon père, avec lequel j’avais une complicité telle qu’il ne nous était pas nécessaire de nous parler pour nous comprendre, j’ai été anéantie, mais j’ai eu la chance, bien des années après de partager une telle complicité avec mon fils. Mon père m’a transmis ses valeurs et mon fils m’a appris à devenir mère ; je leur dois tout. On me parle toujours de mon père en me demandant s’il m’a été difficile d’être la fille d’un avocat aussi talentueux. Non, dans la mesure où j’ai eu la chance d’avoir un père – au sens familial – exceptionnel. En revanche cela m’a obligée à tout mettre en œuvre pour ne pas ternir son image et ne pas trahir le nom que je porte. Je pense y avoir réussi, et de cela j’en suis fière. Je n’ai plaidé aux assises à ses côtés qu’une seule fois mais cela a été très formateur. Je me souviens que durant les débats, l’avocat général a été, ce qui n’est pas commun, particulièrement déloyal et virulent à l’encontre de notre client. Mon père est intervenu calmement, mais courageusement, à maintes reprises durant les débats, puis il a plaidé. Durant sa plaidoirie il a invectivé cet avocat général avec force, finesse et humour sans jamais toutefois dépasser les limites de la bienséance. Alors que nous attendions le verdict dans la salle des pas perdus, ce haut représentant du ministère public est venu vers nous et s’est adressé à mon père en ces termes : « Maître, vous avez été brillant ». J’ai compris ce jour là que nous pouvions tout dire à condition d’y mettre les formes et comme le disait fort justement notre confrère Alain Furbury : « d’être imprenable ». Malheureusement mon père est tombé malade en 1977 et son état était alors très grave. À la fin de l’année 1977, il m’a demandé – je devrais dire il m’a enjoint, car avec moins d’un an de barre je ne me sentais pas à la hauteur – d’aller plaider aux assises de Nantes aux côtés de Robert Badinter. Nous assurions la défense de Monsieur Bodin qui avait été condamné à mort pour avoir torturé et tué un vieillard pour lui voler ses économies, et ne devait sa nouvelle comparution qu’au bénéfice d’un arrêt de cassation ayant renvoyé l’affaire. Lorsque nous sommes arrivés à l’audience, Robert Badinter a été conspué par la foule et agressé verbalement et physiquement. A l’issue des débats, l’avocat général a – sans surprise – requis la peine de mort. J’ai plaidé puis Robert Badinter a pris la parole. Sa plaidoirie était époustouflante de courage et de force en faisant appel non à l’émotion mais à l’intelligence. Après qu’il eut quitté la barre, le public, ceux-là même qui l’avaient agressé verbalement et physiquement à son arrivée, se sont écartés pour le laisser passer dans un silence empreint d’un immense respect. J’ai pensé à Moïse ouvrant la mer Rouge au passage des Hébreux. Après un très long délibéré, la Cour, au milieu de la nuit, a prononcé la condamnation de Bodin à la réclusion criminelle à perpétuité. La mort avait été évitée grâce à la finesse et au talent de Robert Badinter. En arrivant à l’hôtel, Badinter m’a seulement dit : « Tu Vois Nicole, ce soir Bodin pourra dormir. » Dans le train du retour, j’ai fondu en larmes en pensant à mon père qui allait mourir mais je savais que Robert Badinter continuerait ce combat qu’ils avaient mené de concert pour l’abolition de la peine de mort et cela m’a apaisée. Après le décès de ton père, comment s’est poursuivie ta vie professionnelle dans cette si douloureuse absence ? J’ai continué à m’occuper de ses affaires pénales tout en développant mon propre cabinet, et j’ai eu l’immense plaisir de plaider aux côtés de confrères exceptionnels comme Jean Pin, Jacques Isorni, Alain Furbery, Jean-Louis Pelletier et bien d’autres. J’ai eu alors le sentiment d’appartenir à une vraie famille dont les membres partageaient les mêmes valeurs. J’en suis d’autant plus émue qu’il me semble qu’aujourd’hui cette solidarité a quelque peu disparu. Pourtant la défense, en particulier aux assises, requiert une concertation entre les avocats pour assurer au mieux la défense des intérêts de leurs clients. Il est vain de charger un autre accusé dans la mesure où nous sommes tous dans la même barque et que cette stratégie a généralement pour résultat d’entraîner l’aggravation des peines pour tous. Que t’a apporté cette famille des avocats pénalistes ? C’est en écoutant plaider mes confrères que j’ai appris à plaider. Cela me paraît essentiel et toujours d’actualité. Lorsque je donnais des cours au Centre de formation des Barreaux du Sud-Est, j’insistais auprès des élèves-avocats pour qu’ils aillent assister à des audiences car je tiens cela pour très formateur. HISTOIRE ET MÉMOIRE DU BARREAU [ J’ai compris ce jour là que nous pouvions tout dire à condition d’y mettre les formes et comme le disait fort justement notre confrère Alain Furbury : « d’être imprenable ».] 39 | JDB MARSEILLE 1 / 2023

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