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38 | JDB MARSEILLE 3 / 2023 J’ai 13 ans� J’attends, dans un couloir, que le jury me reçoive� Mon adversaire et moi échangeons des regards stressés. Mon entraîneur me rassure et me répète les articles des règles de course à la voile qui s’appliquent à notre cas. Le jury nous appelle. En demande, je commence : « Bonjour Monsieur le Président, Messieurs du Jury ». J’expose ce qui sera, rétrospectivement, ma première plaidoirie. Puis j’écoute mon adversaire en me mordant la langue, comme je le fais encore, pour ne pas répliquer insolemment. Nous sortons le temps des délibérations, puis le verdict tombe, mon adversaire est disqualifié de la manche et je serai reclassée. La concurrence et l’adversité rencontrées en régate me rappellent celles du prétoire. La régate est un affrontement dans lequel personne ne peut prédire le résultat final, bien qu’estimé selon le niveau d’entraînement, la stratégie élaborée en amont et le plus fin réglage de son bateau. L’aléa du résultat dépend de la tactique de l’adversaire, mais aussi des conditions météorologiques, d’une avarie voire d’une blessure. Ce sport et ce métier sont éprouvants, au sens positif : ils mettent à l’épreuve. Ils nécessitent de l’endurance, de la persévérance et de l’adaptabilité. Comme le régatier, l’avocat doit savoir se fier à ses sensations et à ses convictions afin de faire les bons choix pour ses clients, mais le résultat ne pourra pas être bon sans une technicité plurielle, sans rigueur ni expérience. Un bon marin se forge avec les milles accumulés. En dehors des temps de course, le milieu maritime est amical, chaleureux, caractérisé par la solidarité entre les gens de mer qui peut s’apparenter à la confraternité entre avocats. Née au sein des communautés de pêcheurs et reprise par les ordonnances de Colbert en 1673, cette solidarité entre gens de mer implique qu’un marin se doit de sauver tout homme, même ennemi, en risque de se perdre en mer. Naturellement, Jean-Pierre Dick suspend sa course pour secourir Brieuc Maisonneuve lors de la Route du Rhum 2022. Ce devoir moral prédomine sur la concurrence et l’engagement solidaire envers nos pairs permet de rendre la communauté plus solide. Le marin et l’avocat ont en commun le sens des responsabilités. La décision de prendre la mer implique de s’engager à mener son équipage et son embarcation à bon port. Impossible de baisser les bras avant d’y parvenir. L’avocat et le navigateur choisissent librement de s’épanouir en solitaire, d’intégrer un équipage existant ou d’en créer un avec un cap commun, celui de mener nos clients à bon port, de les maintenir à flot, de leur éviter le naufrage ou le péril. Pour cela, l’avocat est contraint de voguer dans un système judiciaire à la dérive, aux allures différentes, et se trouve tantôt déboussolé par la lenteur des procédures qui s’apparente à la « pétole », cette mer d’huile stagnante, et tantôt se trouve harassé par la violence de la justice d’urgence, rythmée de vagues scélérates et imprévisibles. La pluralité des modes d’exercices des avocats ressemble à la diversité d’une flotte, composée d’embarcations variées : quelques vieux gréements classiques au pont verni, quelque peu figés dans le temps, des multicoques puissants et fiables qui avancent en allure de croisière, des voiliers légers à foils, rapides mais plus instables, et quelques radeaux médusés. Tous savent que l’air vivifiant et exaltant d’un jour peut se transformer en mal de mer le lendemain à la sortie d’une audience houleuse et tempétueuse. L’humilité et l’engagement personnel permettent d’affronter le monstre marin ou judiciaire, idéalisé mais abîmé. Des stars médiatisées émergent au travers des grands procès et des grandes régates, durant lesquels les ténors et les navigateurs suscitent l’admiration et l’intérêt populaire pour nos deux univers « bankable ». Mais dans le monde de la robe et du ciré, la mer et les palais sont essaimés de milliers d’avocats et de marins à la recherche de liberté, faisant preuve d’obstination et de courage pour vivre, sans connaître ni routine, ni ennui, le plaisir d’être Maître à bord. À LA BARRE ! Les valeurs de la voile sportive résonnent avec celles du métier d’avocat et mon passé de compétitrice en voile légère a nécessairement forgé l’avocate que je suis devenue. ME ZOÉ PONCELET DOSSIER / 32 E JURIS'CUP

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