JDB_N3_2022_WEB

34 | JDB MARSEILLE 3 / 2022 d’appel, je ne vous la déclarerai pas. Pas plus que je ne souhaite vous déclarer la guerre. L’enseignement d’Alain Molla demeure comme un écho permanent, lequel pourrait être brodée dans chaque robe, quelle qu’en soit la couleur, quel qu’en soit le porteur : ni connivence, ni rupture. Ni connivence, ni rupture, crédot appliqué par Émile Pollak et qui se doit de continuer à l’être par chaque robe d’aujourd’hui : qu’elle juge, qu’elle éclaire, qu’elle accuse, qu’elle défende, qu’elle représente, qu’elle retranscrit, qu’elle authentifie. Simplement, Madame la Procureure générale, j’ai eu l’honneur d’être convié à la plus récente prestation de serment, et alors que je revivais par procuration ce moment vertigineux vécue par la nouvelle promotion, j’ai entendu vos mots sur les maux actuels de notre profession, ces mots fort peu enclins aux rêves, avec un réalisme marqué d’un certain pessimisme, à croire faussement que le parquet ne rêve jamais. À cemoment précis, j’ai pensé à ceux d’Émile Pollak, gribouillés il y a près de 50 ans dans un coin de son bureau, et qui allait devenir le seul héritage textuel qu’il a bien voulu nous laisser : quel dommage que vous veniez si tard à la profession ! Tout est difficile à présent ! Ah, si vous étiez venu il y a trente ans, tout était différent …On me l’a dit en 1938 ! On le répète en 1975 ! On le disait certainement en 1900 ! Non, jeunes gens, venez si vous vous sentez irrésistiblement attirés ! Il y aura toujours place pour vous ! Il y aura toujours place pour qui veut servir, (pour) qui veut lutter, (pour) qui veut aimer. La profession d’avocat a toujours été garnie de défis, et notre métier est synonyme d’un certain masochisme, tant il revient souvent à donner le bâton pour se faire taper, littéralement parfois, par son propre bâtonnier. La Robe, cette armure, est parfois si lourde à porter. Je pense notamment à ce diamant des terres aixoises à la robe noire déchirée, pour avoir eu le courage de s’interposer, lorsqu’un confrère fut sorti manu militari, tombé au sol, sur les carreaux, dans un tribunalvers lequel nous avions les yeux rivés. Et pour la justice, le cœur peiné. Pourtant, sa grand-mère le lui disait : Émile, si tu veux être heureux un jour, saoule-toi. Si tu veux être heureux deux jours, marie-toi. Mais si tu veux être heureux toute ta vie, sois avocat. Émile le Gitan a fait un serment, mais pas celui qu’il a officiellement prêté, dont il confessa que ce ne sont que quelques images éparses qui lui resta, lequel exigeait alors aux avocats de ne rien dire ou publier de notamment contraire aux lois aux bonnes mœurs, ou à la sûreté de l’État. La Tête d’indien, fils de bijoutiers-horlogers israélites, détestait le racisme, « la plaie » comme il l’appelait. Membre du MRAP à la Libération, il eut dans ses premiers clients les collabos. Ceux qu’on expédiait rapidement d’une balle dans la peau. Il avait choisi de se battre ardemment pour sauver la vie de ceux qui avaient trahi. Émile Pollak a fait le serment que Philippe Lemaire avait soufflé alors à son jeune stagiaire, lui aussi futur garde des sceaux, sans doute le plus grand, un certain Robert Badinter : si pour toi, il n'y a pas de coupables, si pour toi ce ne sont que des imbéciles, ou des pauvres types, ou même des salauds, mais pas des coupables, jamais des coupables, alors tu es avocat. Émile Pollak fit cet engagement, dans son cœur, et que nous avons tous fait secrètement : défendre, encore et toujours, inlassablement défendre, sans jamais céder, sans jamais renoncer, sans jamais, même un instant, reculer. Défendre ! Quelle que soit la matière ! Quel que soit le client ! Quelle que soit la juridiction ! Le chef d’une entreprise en liquidation. L’ouvrier ou le fonctionnaire injustement remercié sans indemnisation. L’exilé. Les anciens mariés. L’enfant désormais partagé. La victime apeurée. Ou bien encore celui que tout accuse. Et que tous accusent. En réalité, Émile a fait le serment de Pollak, de ses mots : celui de défendre de toute notre foi, de toute notre âme, sans tenir compte des contingences, des risques, sans ménager un juge dans l’espoir que le lendemain, il nous sera plus favorable, et sans rester sourd à l’appel de quiconque demande notre aide, même en cas d’impécuniosité. L’indien à la crinière d’argent faisait partie d’une avocature suspectée comme étant consciencieuse, et non l’inverse ; d’une avocature marquée par un respect pour sa sœur jumelle, la magistrature, condamnée parfois à des querelles, toujours sur l’autel d’un respect mutuel ; lui qui admettait que juger quelqu’un est en soi atrocement difficile et suscite un débat intérieur déchirant, appelant par ailleurs à une séparation absolue du pouvoir politique et du pouvoir judiciaire, et à une protection totale de l’indépendance du magistrat, déplorant que le pouvoir, loin de comprendre le poids merveilleux de la pureté des juges, s’acharne à les dominer. Tel que je l’ai évoqué à titre liminaire, si Émile Pollak estimait qu’il connaissait peu d’hommes de qualité plus susceptibles que ceux qui sont amenés à juger, il invitait l’État à tenir ses fonctionnaires pour être à son service, mais à ne pas toucher aux magistrats. Certains de ces derniers aurait pu lui répondre par MaxGallo : notre susceptibilité est révélatrice de notre volonté d'égalité. J’ai l’espoir qu’il s’agit d’une écrasantemajorité. Avec les magistrats, Émile Pollak croisait ardemment le fer, toujours avec loyauté. Et c’est peut-être celle-ci qui disparait. Ce fer croisé avec loyauté et respect n’était pas perçu comme du loyalisme à l’égard de ceux qui jugeaient - veilles antiennes de pseudo-pénalistes soi-disant à l’ancienne - mais simplement comme de la droiture, de l’honnêteté : respectable pour être respecté. Ça aussi, cela devrait être récurremment rappelé, chez tous les acteurs d’un procès. Du 384 Avenue du Prado, son domicile où tous les chats avaient le droit d’asile, mais également tous les droits, à son modeste cabinet au 42 Rue Montgrand, plus facilement ouvert aux misérables qu’aux puissants, Émile Pollak était l’antithèse de l’avocat moderne, « mendiant d’honneur » qu’il disait. Tapisserie dégringolant sur des classeurs kaki, chaises bancales perdant leur crin par le dessous, tapis usé jusqu’au parquet, couloir-hall où se pressait l’ultime misère ; celle de ceux qui ont un des leurs de l’autre côté des murs, celle de familles plongées dans le désespoir par la faute d’un seul, attachant par sa quête permanente du chemin des cœurs. Candidat malheureux au bâtonnat - comme quoi, on peut ne pas obtenir le suffrage de ses pairs et demeurer un immense avocat - il fuyait les coteries professionnelles et DOSSIER | RENTRÉE SOLENNELLE / 24 JUIN 2022

RkJQdWJsaXNoZXIy MTg0OTA=