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34 # N1 201 9 JOURNAL DU BARREAU DE MARSE I L LE DOSSIER A l’époque, vous receviez un dossier de loyer. Vous aviez commandement et assignation dans le même acte et un délai de 8 jours. Et on plaidait tous devant Monsieur Bourgoin le mardi après-midi. Le mercredi matin, vous passiez prendre le juge- ment. Il avait rédigé dans la soirée tous les jugements. On les envoyait à l’huissier. On disait au client « j’ai fait le commandement, voilà le jugement, voyez les honoraires, allez voir l’huissier pour exécuter ». Au- jourd’hui, il faut un an et demi pour expulser un locataire. Henry Fournier : Le juge paritaire à Aubagne avait une particularité. Quand il était assis, il était aussi grand que toi. Mais debout, il ne t’arrivait même pas à l’épaule. Il était tout petit, mais il avait six doigts dans chaque main. Alors il ado- rait dire « Je vous accorde 12 mois de délais ». Et il tendait les deux mains. Je me rappelle qu’au tribunal de commerce, que je fréquente encore assez souvent, lors d’une audience, je demande un numéro pour plaider. Le président me regarde et me dit « Mais vous n’avez pas déposé vos conclusions à Madame la Greffière ». Je lui réponds « Écoutez, je respecte l’oralité des débats devant le tribunal de commerce. Je veux bien déposer ma tête entre les mains de la gref- fière, ce qui ne serait pas désagréable ». Alors il dit « Est-ce que vous prenez le tribu- nal pour des débiles ? ». Je rajoute : « Je ne l’ai pas dit Monsieur le président et même, vous n’allez pas me croire, je ne l’ai même pas pensé ». À la sortie, il m’a serré la main. François Morabito : Je voudrais revenir sur le cursus universitaire à votre époque. Com- ment faire pour devenir avocat en 1947 ? Henry Fournier : Comme j’avais fait 17 mois de camp disciplinaire parce que je n’avais jamais su détecter en quoi une personne était supérieure à une autre, j’ai perdu beaucoup de temps. Et ensuite, quand mon père m’a dit « il faut faire son droit pour être avocat », j’ai eu une dispense. En deux ans, j’ai eu ma licence et ensuite je me suis inscrit au barreau. Denis Rebufat : Le cursus normal était de trois ans. Et à la fin de la 3 e année, on s’inscri- vait. Beaucoup, dont toi, à cause des évène- ments de la guerre, on fait un cursus réduit. François Morabito : En 1947, vous avez prêté serment, et il y a eu également un heureux évènement sentimental. Henry Fournier : Je m’étais marié. Mais avec le temps, le diable ou dieu emporte les êtres vivants. Donc avec le temps, j’ai eu de nou- velles vies. Ce qui explique qu’après pas mal d’années, j’ai régularisé un mariage qui consa- crait 17 ans de vie commune. C’est un peu mes enfants qui m’ont dit : « Et finalement, si tu te mariais ». J’habitais déjà Saint Cyr. Je regagnais mon domicile en moto. Et puis, un jour mes fils tenant ce langage juridique que je leur connais, m’ont dit « Cesse de faire le con ». Alors j’ai tout de suite compris, parce que le droit ne m’est pas étranger, j’ai arrêté la moto et j’ai pris la voiture. Et puis entre Aubagne et Marseille, c’était impossible, et j’ai repris la moto. Je l’ai toujours en ville. Avec celle qui est ma femme depuis quelques mois, nous avons quand même traversé l’Europe. On est allé à Prague, à Bratislava, en Irlande, plusieurs fois à Venise, etc … Bien sûr on a fait de très nombreux kilomètres. Un jour, elle m’a dit « tu as peut- être un peu exagéré ». On avait fait Marseille Colmar dans la journée. Cela faisait 950 kilo- mètres en moto. On est toujours vivant. François Morabito : Comment voyez-vous l’avenir du barreau de Marseille et l’avenir de la profession en général ? Henry Fournier : L’avenir de la profes- sion, je pense qu’il n’y aura bientôt plus que l’électronique qui aidera, répondra et rendra les jugements. Les gens présenteront leur problème et toc-toc, ça clignotera de tous les côtés, puis tout d’un coup il y aura un jugement qui sortira. François Morabito : Vous regret- tez profondément les notions de proximité et d’humanité attachées à l’époque à la profession ? Henry Fournier : Je regrette les relations humaines qui existaient, où chacun se connaissait, où on pouvait dire à un juge ce qui ne nous plaisait pas, où ce qui nous convenait. Quand on s’adresse à un cerveau artificiel, il n’y aura aucun sentiment dans la réponse. François Morabito : Que pen- sez-vous des jeunes confrères qui prêtent serment ? Henry Fournier : Qu’ils doivent garder l’illusion qu’ils entrent dans une profession merveilleuse où le verbe sera encore roi. Il faudra non seulement avoir un cerveau agile, mais aussi des doigts d’une grande dextérité pour pouvoir taper sur les bonnes touches. Si tu perds un procès parce que tu t’es trompé de touche, ça serait quand même vexant. Denis Rebufat : Le barreau n’avait rien à voir avec maintenant. C’étaient des hommes, avec de la culture, du cœur, des valeurs humaines. Et il y en avait un qui haïssait la SNCF. Et quand il voyageait, il trouvait un compar- timent où la serrure était un peu cassée et s’enfermait dedans. Après il tapait quand le contrôleur passait en disant « J’ai raté mon arrêt, vous me devez tant parce que j’ai perdu une audience ». Il faisait un procès, il gagnait. Un jour la SNCF est venue et lui a dit qu’il avait la gratuité à vie sur tous les transports. François Morabito : La confraternité exis- tait-elle vraiment avant ? Henry Fournier : Oui, la confraternité exis- tait bien sûr ! On se faisait tous confiance et on se connaissait tous. Aux prud’hommes, il y avait des gaffes, Piot-Rolland était le champion. Il plaide aux prud’hommes « Cette malheureuse salariée, elle a reçu des conseils insensés d’un syndicat, la CGT, je crois. Ce syndicat lui a fait faire un procès, mais il est voué à l’échec, voyons ». Il disait « la personne qui l’a conseillée, c’est une dénommée Paulje ». La présidente se lève et conclu « C’est moi, je lève l’audience. Regards croisés sur la profession d’avocat Les curiosités du cabinet de Me Henry Fournier

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